A l'attention des élèves ingénieurs de demain

Lorsque j’étais sur les bancs de l’école…

J’étais fainéant. J’ai redoublé deux fois au lycée, première et terminale, petit chelem ! C’est alors que j’ai voulu me prouver à moi-même que je n’étais pas un cancre. En effet, je me suis retrouvé dans la classe du petit frère de mon meilleur ami de seconde. Cela réveille l’orgueil. J’ai alors bossé les gros coefficients du baccalauréat, 15 en mathématiques et 18 en sciences physique, et c’est donc sur cette base que je suis entrée en classes préparatoires. Avec mes deux ans de retard, cela m’a donné du recul sur les choses, voir là ou l’énoncé d‘un examen veut nous emmener par exemple. J’ai intégré de justesse les Arts et Métiers en deux ans grâce à une série de coup de chance et d’astuces à peines croyables. Ensuite, j’ai fait mon cursus des Arts à travers un investissement sans concession dans la participation de l’école au Marathon Shell. C’est assez logiquement que j’ai fait mon projet de fin d’études dans l’automobile et que j’ai signé ensuite chez un équipementier français. Mais cela n’a été le bonheur que pendant 5 ans.

Pourquoi je suis passé d’ingénieur à artiste ?

Un triple échec est à la base de ma conversion de mode de pensée et donc de mode de vie.

D’une part, je ne supportais plus de n’utiliser que 10 ou 20% de mes compétences dans un boulot formaté. Plus vous serez performant, plus vous vous enfoncerez dans une spécialité pointue limitant votre horizon. D’autre part, vous sous-traiterez à votre équipe ou à l’extérieur de plus en plus de tâches, limitant votre contact au produit. C’est frustrant quand vous êtes un touche à tout. Vous commencerez à percevoir comment fonctionne votre entreprise, et il vous prendra, peut être, l’envie d’influer sur elle mais on vous maintiendra assis dans une position de simple « technicien ».

D’autre part, je ne supportais plus de me cantonner qu’à des problématiques techniques. Passé 18 mois à designer un produit dans ces moindres retranchements. Cela peut être sympathique. Mais comme les constructeurs exigent une baisse du cout de 5% tous les ans, vous êtes obligés de faire de la productivité et des reprises de design qui mettent en péril le bon fonctionnement de votre produit. Et forcement votre travail initial s’en trouve ruiné. En bref, on ne peut pas faire de technique sereinement si l’on n’est pas pleinement conscient des enjeux économiques. Pour bien travailler, il faut être averti des autres domaines connexes de l’entreprise technique notamment l’économie et la sociologie…

Dernier point. Je ne tolère pas que des élites abusent de leur position dominante. Le devoir des élites est celui de servir. Non de se servir. Je viens d’un milieu modeste. Accéder à la position d’ingénieur avec son salaire qui dépassent 2 ou 3 fois le SMIC, ainsi qu’à son niveau d’érudition, m’a permit d’atteindre la classe de la petite bourgeoisie. J’aurais pu adopter ce mode de vie. Mais je n’ai pas pu oublier mes origines. J’ai été un fils de prolétaire au milieu des cadres. Plutôt que de me réjouir de mon ascension sociale et de frimer avec l’Audi du cadre accompli, j’ai commencé à regarder ce petit monde avec de plus en plus de recul. Je suis même devenu délégué syndical de 1700 personnes pour essayer de comprendre et d’interagir sur ce monde qui décidément ne tournait pas rond à mon gout. Les crises financières ne font que conforter mon opinion. Le monde de l’entreprise a en son sein d’innombrables mensonges et illusions. Cela me devenait insupportable.

C’est alors que j’ai choisi de réfléchir au sens de la vie, de ma vie, de réfléchir aux rapports des hommes entre eux, de se que représente pour moi la culture et les arts, et plus généralement, de quelle façon une spiritualité laïque pouvait m’enrichir.

J’ai plaqué le boulot. Le directeur des ressources humaines, si radin d’habitude en négociation collective de salaire, m’a filé une grosse enveloppe pour que je parte loin. Et qu’une fois que je serais loin, que je reste loin, qu’on se le dise. Heureusement, cela faisait 4 ans que je préparais mon plan B. Me voilà donc maintenant ingénieur artiste !
Qu’est-ce qu’Ingénieur Artiste ? J’utilise an maximum mon expérience précédente pour produire des œuvres les plus innovantes possible et essayer d’en vivre. La forme retenue est principalement de la photographie, médium où la technique scientifique est la plus présente. Je photographie des sujets de science, ma passion de jeunesse. Je construis ensuite des métaphores entre ces phénomènes de sciences et mes réflexions sociales et philosophiques.

Comment m’est venue l’idée de ce curieux mélange ? Une composante récurrente des artistes contemporains est que ce sont des gens qui sont hors du système, hors de la recherche d’argent, et hors de la reproduction des comportements usuels et admis. Leur esprit est un peu plus libre de se comporter en dehors des modes et des conventions. Mais ce n’est pas seulement pour cela que j’ai crée ce mélange. C’est aussi après avoir analyser les tendances du marché de l’art que j’ai compris que la seule question qui vaille la peine est celle de l’homme. Il importe également de proposer une production innovante, jamais vu auparavant, car ce sont les investisseurs que porte le gratin de l’art. En effet les investisseurs cherchent la nouveauté, car c’est la promesse de forte plus value. Enfin, et ce sera la réponse la plus personnelle, je suis encore étonné à quel point j’ai pu ignorer dans ma vie d’avant la richesse des arts et de la culture. J’étais prisonnier d’un intégrisme scientifique et j’espère, dans la constitution de métaphore, créer des interprétations « accidentelles » qui favoriseront l’éclosion d’une réflexion libre de tous les autres courants de pensées qui me brident encore à mon insu.

Alors concrètement, je vends des œuvres à des amateurs d’art, des livres aux curieux, j‘interviens dans les milieux scolaires du collège à l’école d’ingénieur, j’anime des ateliers, des conférences, que ce soit sur l’art, la science, les processus créatifs… je loue des expositions à des collectivités et je réalise aussi parfois des travaux de commandes, ou encore je suis consultant artistique pour les services de communications d’entreprises à consonance technique.

Un dernier conseil ? Mais pourquoi qu’un seul ?

Le premier conseil est que, souvent en sortant de l’école et même avant d’en sortir, on se demande entre camarades le pourcentage de ce que l’on a appris à l’école qui est utile dans notre vie professionnelle. La réponse est souvent autour de 10%. Mais attention, personne n’utilise les mêmes 10% ! Combien d’entre vous savent ce qu’ils veulent faire à la sortie de l’école ? Combien d’entre vous savent ce qu’ils voudront faire après 10 ans de carrière ? Suivez tout vos cours. Et ne les brulez pas ! Vous aurez toujours le choix d’oublier ce que vous voulez par la suite. De plus, la société avec son niveau de complexité a complètement segmentarisé les postes. Vous pouvez devenir l’expert de votre compétence technique. Et du jour au lendemain, parce qu’une incitation fiscale change, ou un groupe de financiers le souhaite, votre spécialité est obsolète ou votre entreprise ferme ! Vous devez être donc prêt en permanence pour le rebond, la reconfiguration, à changer de domaine. Le meilleur moyen est d’avoir une solide culture générale.

Un deuxième conseil. Vous êtes en école d’ingénieur parce que vous êtes les meilleurs. Mais pas les meilleurs des meilleurs, car sinon vous seriez à polytechnique. Néanmoins vous êtes ici parce que vous avez battu à plat de couture lors d’un concours sans pitiés des milliers d’autres qui iront dans d’autres écoles moins prestigieuses. Et bien ceci doit être terminé. Car si vous gardez cette mentalité, vous allez être un mauvais ingénieur : je m’explique, vous travaillez en production et vous pesterez sur l’incapable de la recherche et développement qui a pondu un plan avec des tolérances dans tous les sens. Et si vous travaillez en Recherche et Développement, vous traiterez d’incapable l’ingénieur process qui ne sort que des pièces mauvaises de l’usine. Il faut peu de chose pour que votre entreprise devienne pour vous un terrain de basket, ou la cour d’un pénitencier. A vous de choisir. Pour les étudiants des Arts et Métiers, suivez bien la période de transmission des traditions. C’est une occasion unique à travers un jeu de rôle grandeur nature de prendre la mesure de soi même par rapport à une collectivité. La vie à l’école, l’école de la vie.

Nous ne sommes que des pions. Tenez le vous pour dit. Il y a un siècle, un ingénieur gérait forcement un immense périmètre et une grande équipe. Mais pour réussir à proposer un téléphone à 50 euros ou une voiture à 10 000 euros, nous avons envoyé tous les ouvriers en pays low cost. Maintenant qu’il n’y en a presque plus en France, c’est le tour des ingénieurs de se faire délocaliser. Le développement logiciel part au Maghreb et en Inde. La CAO part en Chine… Dans bien des entreprises, l’ingénieur est aujourd’hui un simple ouvrier de sa matière grise. Un prolétaire n’a que sa force de travail à offrir, et bien un ingénieur n’a que sa force de réflexion à offrir. Et un étranger n’est pas moins intelligent que nous, ingénieur français. Donc votre prétention salariale est votre pire ennemi.

Encore un conseil. Nombre d’entre vous vont travailler dans l’industrie. Un million de pièce par an identiques vont sortir de l’usine. Vous croyez qu’elles sont identiques mais pas du tout. Et notamment, le cas sur un million va vous arriver. Vous devez suivre les cours de statistiques avec une attention particulières mais vous devez aussi vous éduquer à une partie de la philosophie qui s’appelle l’épistémologie : c'est-à-dire tout ce qui distingue un fait, d’une croyance, d’une hypothèse, d’une vérité, d’une certitude, d’une supposition… Car bon nombre de vos interlocuteurs ne feront pas la différence, et si vous n’avez pas la folie d’oser douter de tout, vous n’identifierez pas la fameuse « root cause », la cause racine de cet incident rarissime qui risque à nouveau de planter votre usine et celle de votre client.

J’en profite pour placer un autre conseil, vu que je suis dans les statistiques. Le monde est si grand, si complexe qu’il n’existe plus de généralité applicable à tous. Il n’y a que des propositions partiellement vraies toutes contestables par des contres exemples. Tout ce que je vous dis est faux pour certains d’entre vous. Je l’assume. De même que tout ce vous ferez dans votre métier d’ingénieur sera partiellement bâclé. Car faire un produit à des millions d’exemplaires sans défaut implique d’envisager des milliers de scénarii de défaillance qu’il faut anticiper. On ne vous en donnera pas les moyens financiers et temporels. Il va falloir vous y habituer. De même que tout ce qui se fabrique dans les grandes sociétés est de taille inhumaine. Personne ne maitrise l’ensemble. Il va falloir vous y habituer aussi.

Un autre conseil sur l’innovation. Quand on utilise le terme générique « recherche et développement », il s’agit en fait de 5% de recherche et 95% de développement, c'est-à-dire des études qui font suite à une commande client sur la base de solution technologique déjà éprouvées. Pour ceux qui ont la fibre créatrice, faites très attention en choisissant vos stages. D’autre part, toujours sur l’innovation, vous devez vous ouvrir l’esprit sur toutes les disciplines. Le transfert de technologie, ce n’est pas uniquement entre le clavier d’un ordinateur et celui d’un téléphone. Maintenant que tout a été inventé ou presque, il faut savoir stimuler son imagination : l’innovation, cela peut passer aussi par le rapprochement d’une idée du chapitre 3 de cette dernière nouvelle de cet écrivain indien et la nouvelle transmission de couple de ce bras de satellite. Vous êtes à l’école. C’est la dernière fois que la civilisation vous offre du temps pour apprendre. Après il vous faudra l’arracher ce temps. Profitez bien pour découvrir toutes les disciplines que l’on vous propose ici même si elles paraissent loin de votre projet.

Encore un conseil ! Cessez de penser à la sacro-sainte « solution technologique ». La majeur partie du temps d’un ingénieur, c’est le développement, la mise au point, la validation, le suivi de production, la gestion de la qualité, l’étude des retours. Quand on sort de l’école, beaucoup rêvent de concevoir un moteur turbo compressé double arbre en cames en têtes à injection séquentielle phasée équipé d’un alternodémarreur et d’un embrayage double volant… Mais ce qui vous attend, c’est uniquement une fraction du système voir d‘un composant. A l’école, on dessine, on usine mais on ne vérifie pas que cela marche. Et çà, c’est une autre paire de manche !

Un bonus. Il y a peut être ici des étudiants faibles en langue. Je suis sorti moi-même de l’école sans le diplôme car je n’avais pas eu le score au test externe de langue. J’ai du bosser six mois chez moi pour l’obtenir et ensuite être diplômé l’année suivante des Arts. 6 ans après, j’étais chef de projet technique pour un client indien, 8 ans après pour l’Iran. L’anglais, vous n’y réchapperait pas. Alors il faut vous y mettre. Je pensais même à un moment de ma vie que mon cerveau n’était biologiquement pas capable de le comprendre. Le frein principal était en fait pour moi la peur de faire une mauvaise phrase, ce qui vous inhibe la prise de parole. Ce qui m’a guérit, c’est des cours par téléphone offert par mon employeur. Vous ne pouvez pas vous défiler pendant 30 minutes. En trois cours, j’ai perdu cette peur et j’ai osé parler. Je parlais mal, c’est un fait, mais c’était suffisant pour faire enfin de vrais progrès. Dire que tout cela était dû à cet académisme à la française avec le culte de l’excellence. Mais ceci est un autre sujet.

Enfin, le conseil ultime. Considérez la vie comme un projet d’ingénieur. Analysez les besoins et les ressources. Recherchez votre concept. Et enfin, développez-le en tant que projet de vie. Je pense que vous ne le regretterez pas. Notre civilisation a besoin de gens qui savent résoudre des problèmes : la pièce qui répondra à la fonction, l’organisation qui répondra au planning, la rigueur qui répondra à la qualité, et je ne parle même pas de l’obtention du « target price ». Vous pouvez passer votre vie à résoudre les problèmes que l’on vous confiera. Mais il n’y a rien de plus motivant que de tenter de résoudre les problèmes que vous aurez réellement choisis. A partir de là, vous comprendrez en regardant l’annuaire des anciens élèves pourquoi il y autant de reconverti, que ce soit dans les ressources humaines, la religion, l’art, ou même dans la psychanalyse !

Posez-vous la question suivante : « Pourquoi avez-vous intégré cette école ?». Parce que vous avez des capacités intellectuelles au regard du concours d’admission. Et celle-ci « Pourquoi avoir choisi un concours de l’enseignement supérieur ?». Probablement parce que l’on vous a répète sans cesse qu’il faut un bon métier pour réussir dans la vie. « Pourquoi avoir choisi la filière scientifique ?». Car c’est le choix par défaut que l’on suggère à tout élève qui se débrouille bien à l’école publique. Pourquoi n’avez-vous pas choisi de viser HEC, l’ENA ou les Beaux Arts, Médecine ou Sciences Politiques ? Avez-vous vraiment considérer ce que représentaient ces options ? Peut-être qu’à cet instant, vous vous dites « cela ne m’intéresse pas ». Mais avez-vous vraiment pris le temps de considérer tout ce qui se cache derrière chacun de ces domaines ? Nous sommes tous les fruits de notre milieu social. La conquête de notre réelle liberté commence d’abord par le travail de notre perception du monde. Les psys appellent cela des filtres, n’est ce pas ? Il faut donc travailler à identifier les filtres qui conditionnent nos centres d’intérêts. Cela vous aidera à choisir la filière la plus apte à vous accueillir pour une longue carrière.

Jacques HONVAULT